Entretien avec Menel Zeggar, chercheuse spécialiste du cinéma algérien à l'Inalco-Paris.
Les séries télévisées agissent comme un révélateur des mutations de la société
Les téléfilms, et en particulier les séries télévisées algériennes, constituent un puissant « capteur des mutations sociales ». Ainsi, elles offrent un reflet précieux des dynamiques sociales à l'œuvre dans le pays, expliquant en partie l'effet de « bad buzz » et des polémiques qu'elles suscitent.
Autrefois, les rôles féminins joués par des hommes suscitaient peu d'indignation, on se souvient de la réplique culte « mya w setta » de Yahia Benmabrouk, alias l'Apprenti. En 2025, en revanche, la scène de Merouane Guerouabi déguisé en femme dans La Gazette a déclenché de vives réactions, ou encore le personnage de Zineb (Myriam Aït Hadj) dans Li fat mat (plus d’un million de vues par épisode), révélant ainsi une évolution des sensibilités de notre société.
Pour décrypter le phénomène des « bad buzz » de ces séries télévisées, Dzdia a recueilli l’analyse de Menel Zeggar, chercheuse spécialiste du cinéma algérien à l'Inalco-Paris.

Comment les normes sociales et les valeurs culturelles ont-elles évolué en Algérie au fil des décennies, et comment cela se reflète-t-il dans les séries télévisées ?
L'évolution des normes sociales et des valeurs culturelles en Algérie se révèle complexe et fragmentée. Loin d'une homogénéité nationale, les mutations varient considérablement selon les régions et les mentalités sociales propres à chaque ville. Les séries télévisées, notamment celles diffusées durant le Ramadhan, agissent comme un révélateur de ces mutations, du fait de leur grande accessibilité et de leur impact sociétal.
Les séries télévisées, perçues comme une réunion familiale, en particulier durant le Ramadhan, reflètent ces dynamiques. Elles peuvent également marquer des tournants historiques. Si les séries ont pu scandaliser par le passé, l'absence de réseaux sociaux limitait leur écho.
Les séries contribuent-elles à la construction des identités et des valeurs, en particulier chez les jeunes générations ?
Cette question suscite des débats. Les aînés craignent que ces productions n'influencent négativement la jeunesse, tandis que d'autres y voient un reflet de la société.
Il est indéniable que les jeunes générations sont exposées à une multitude de séries, tant algériennes qu’étrangères. Ces œuvres contribuent à façonner leur identité, influençant leur façon de s'habiller et leurs références culturelles. L'engouement pour les mangas et les films d’animation, même chez les jeunes filles portant le hijab, en est un exemple frappant.
L'identité des jeunes Algériens ne se limite pas à leur culture nationale, elle est également influencée par les séries qu'ils regardent. Les références à ces œuvres sont courantes dans leurs interactions et sur les réseaux sociaux. Il est illusoire de penser que les jeunes ne s'approprient pas les codes sociaux véhiculés par les séries étrangères. Au contraire, ils s'y identifient et les intègrent à leur propre identité. Ces éléments suscitent de vives réactions, car ils touchent à des aspects de la vie intime des Algériens, particulièrement sensibles durant le Ramadan, période de forte exposition télévisuelle.
Comment les séries télévisées algériennes parviennent-elles à trouver un équilibre entre la liberté d'expression créative et le respect des valeurs culturelles et religieuses de la société algérienne ?
L'équilibre entre liberté d'expression et respect des valeurs culturelles et religieuses s'avère complexe. La censure et l'autocensure sont des réalités auxquelles les créateurs doivent faire face, tout en considérant l'accueil du public. Le bad buzz, à la fois recherché et craint dans le processus de création, oblige certains réalisateurs à privilégier l'impact à long terme et la cohésion sociale. Cependant, le consensus demeure rare dans une société aux valeurs contemporaines variées.
La crispation autour de la liberté d'expression, phénomène mondial, peut également refléter un bouillonnement culturel. L'équilibre réside peut-être dans l'association de la liberté d'expression à une forme d’appartenance culturelle, où le spectateur se sent impliqué. Ce qui choque, ce n'est pas toujours le contenu en lui-même, mais le sentiment d’appartenance culturelle bafoué. La mise en scène et l'image cinématographique peuvent aider à nuancer les propos et à faciliter leur réception.
Quelle est votre vision de l'avenir de la télévision algérienne et son rôle sociétal ? Quels sont les défis qui se présentent aux producteurs et réalisateurs ?
Les débats actuels témoignent d'un regain d'intérêt pour les séries algériennes, malgré les controverses. Les jeunes réalisateurs aspirent à moderniser le langage cinématographique et à explorer de nouveaux thèmes, tels que les thrillers et l’horreur, diversifiant ainsi les genres.
Cette diversification est perçue comme un vecteur de créativité et reflète une prise en compte des goûts variés du public. L'exploration de thèmes comme la drogue, en écho aux préoccupations sociétales, illustre cette évolution. L'avenir reste incertain, mais la pertinence des séries pour le public algérien est indéniable. On observe une évolution des modes de consommation, passant du visionnage familial à une pratique plus individuelle.