Avec El Hourriya, Djazia Satour franchit une nouvelle étape dans son parcours artistique dense et riche. Après avoir exploré les territoires du trip hop mélancolique (Klami, 2010), puis les couleurs chatoyantes d’Alwâne (2014), avant de plonger dans l’introspection identitaire d’Aswât (2018), la chanteuse algérienne trouve ici, aux côtés du pianiste Pierre-Luc Jamain, un équilibre sonore d’une rare justesse.
Une alchimie instrumentale inédite
Le pari était audacieux : associer voix, piano et bendir dans un dialogue musical épuré qui transcende les codes établis. Le résultat dépasse largement les attentes. Pierre-Luc Jamain, loin de se contenter d’un simple accompagnement pianistique, développe un langage harmonique contemporain qui épouse parfaitement les inflexions mélodiques de Djazia Satour. Le bendir (percussion traditionnelle amazighe), devient le chef d’orchestre invisible de cette formation, créant un groove jazzy hypnotique qui unifie l’ensemble.
Cette triangulation instrumentale génère une dynamique rythmique inédite, où les silences parlent autant que les notes. Les improvisations subtiles des deux musiciens s’entremêlent dans un jeu de questions-réponses d’une fluidité remarquable, créant un univers sonore inclassable, quelque part entre le jazz modal et la chanson d’auteur méditerranéenne.
Un voyage poétique aux accents politiques
Les sept titres de l’album dessinent une cartographie émotionnelle de l’exil, de la nostalgie et de la quête identitaire. Ezzman Hadak (En ces temps-là) ouvre l’album sur une note mélancolique teintée de sous-entendus politiques, opposant avec finesse la liberté passée à l’oppression présente. La voix de Djazia Satour, d’une expressivité saisissante, porte ces questionnements avec une gravité qui n’exclut jamais la beauté.
Zintkala narre le drame de tout un peuple, celui des Natifs américains. Le personnage de Zintkala cristallise ce génocide historique. Le parallélisme est édifiant : toutes les luttes convergent, toutes les libertés (houriyat) dialoguent entre elles, créant un écho universel aux oppressions.
Chouf Ellil (Regarde la nuit) révèle peut-être la plus belle réussite de l’album. Cette méditation sur l’exil transforme la nuit en interlocutrice privilégiée, révélant sa nature trompeuse aux «errants» en quête de refuge. Le piano de Jamain y développe des harmonies d’une poésie saisissante, tandis que le bendir maintient un pouls régulier, comme un cœur qui refuse de s’arrêter malgré la déception.
Le titre éponyme El Hourriya (La liberté) constitue le cœur névralgique de l’album. Cri de désillusion face à l’écart entre la liberté proclamée et la réalité vécue, cette chanson trouve dans l’arrangement dépouillé de Jamain un écrin parfait pour exprimer cette tragédie contemporaine. Les silences du piano résonnent ici comme autant de non-dits politiques.
Temet Lyam (Quand vient la fin), est une ode à Alger, et Ma Damni (Tant que je suis là), plaidoyer pour l’authenticité des relations humaines, révèlent la capacité remarquable du duo à transformer l’intime en universel. La reprise de Iza chams ghabet de Cheikh Iman s’impose comme un hommage nécessaire, revisitée avec un respect qui n’entrave jamais la créativité.
Un groove au service du sens
Ce qui frappe dans El Hourriya, c’est cette capacité à faire du groove jazzy non pas une fin en soi, mais un véritable véhicule émotionnel. Le swing subtil développé par le trio instrumental (voix-piano-bendir) ne tombe jamais dans la démonstration technique. Il sert avant tout le propos, créant une atmosphère enveloppante qui permet aux textes arabes de déployer toute leur charge poétique et politique. La darija, langue vernaculaire de l’Afrique du Nord, constitue la colonne vertébrale de l’album, toute en poésie et en images évocatrices.
Une œuvre de maturité
Avec El Hourriya, Djazia Satour confirme sa maturité artistique et sa capacité à innover sans renier ses racines. L’association avec Pierre-Luc Jamain se révèle parfaitement équilibrée, chacun apportant sa sensibilité sans jamais étouffer celle de l’autre. Cet album s’impose comme une œuvre de transition réussie, pont jeté entre les musiques du monde et le jazz contemporain, entre engagement politique et poésie intime.
El Hourriya est un album qui grandit à l’écoute, révélant progressivement ses subtilités harmoniques et ses profondeurs poétiques. Une réussite qui confirme le talent singulier d’une artiste en constante évolution.
Retrouvez l’artiste Djazia Satour le 24 septembre à 19h au Studio de l’Ermitage ( Paris), puis direction Grenoble les 25 et 26 septembre au Théâtre Sainte-Marie-d’en-Bas (38) pour deux soirées musicales. Trois représentations prometteuses dans des lieux intimistes qui sauront mettre en valeur l’univers artistique de Djazia Satour.

